I - POUR QUE LE SOLEIL SE LEVE -
Cela commence par des gongs et des clochettes retentissant d'une molle agitation. comme un réveil cela commence. La pièce encore inerte et sans vie, la pièce silencieuse où pénètrent des stries de lumière via les persiennes. On n'entend qu'un léger vrombissement, un petit sifflement, celui des tympans encore vierges de tout entendement. Puis peu à peu c'est le trottinement d'une horloge dans sa course folle, les pas peut-être d'un insecte sur la table encombrée; un coeur presque régulier mais déjà inquiet, pulsant les éléments vitaux vers ces milliards de cellules sans cesse affamées.
Les yeux toujours clos, le visage aux cheveux bruns semble devenir attentif. Sans qu'aucun tressaillement pourtant ne la défigure on sent la simple attention céder à l'inquiétude. Quelque chose du "quelle heure peut-il être ?", signifiant "ai-je raté le début du film ?" qui l'envahit. Sa quiétude se partage, se sclérose. Les fins sourcils frissonnants semblent argumenter l'un la thèse du "combien d'heures perdues déjà l'autre celle du "pitié pour ces heures à affronter".
Jour attisé depuis plusieurs heures déjà, rayons brûlants frappant de plein fouet la façade. Bombe n'en finissant pas d'exploser sans bruit. Telle la pensionnaire résolue d'un abri antiatomique, elle ouvre les yeux d'un seul effort. Les pupilles encore dilatées ne voient tout d'abord qu'une surface blanche ombrée, crue et sans convivialité au centre de laquelle pend, nue, une ampoule électrique. S'attardant sur celle-ci, la jeune femme croit voir un instant une énorme goutte en formation risquant d'un moment à l'autre de se détacher pour venir s'écraser sur elle. Elle détourne brusquement la tête, croit que tout le mobilier lui fait face semblant comme animé et l'attendant de pied ferme. Ainsi le fauteuil semble-t-il lui-même être un personnage assis, tourné vers elle et qui l'aurait observé dans son sommeil sans rien dire.
Des fragments réfléchis du soleil brisent la planéité parfaite des murs de plâtre blanc et du plafond. L'ombre portée des montants des carreaux lance d'inquiétants barreaux au-dessus du lit. La pièce elle-même dans ce matin d'été résonne d'un silence macabre et coloré en même temps : les petits bruits qui, s'amplifiant, tentent vaillamment de s'approprier l'habitacle et de le peupler. La femme aux yeux qui avaient peu cligné jusque-là n'avait plus le choix. Les pans de murs, les arrêtes de leurs rencontres, les montants des volets, des fenêtres l'interpellent comme autant d'injonctions à choisir maintenant, définitivement, entre l'horizontalité et la verticalité.
Elle pense qu'elle pourrait rester couchée. Cela n'a pas vraiment d'importance pour l'histoire. D'ailleurs ses semblables n'ont-ils pas Ion-temps hésité à adopter la station verticale ? Station orbitale peut-être puisque s'éloignant d'une terre à la fois maternelle et fossoyeuse.
Et comme elle s'interroge en menant de nouveau son regard sur les éléments de l'espace cubique, elle ramène l'un de ses bras à la surface de l'air libre. L'extrémité de son corps, jaillissant d'un tee-shirt blanc prend presque aussitôt l'apparence d'une chair animale aux pilosités dressées. Alors que le froid l'a gagnée, il lui semble tendre le bras hors d'un igloo. Besoin de chaleur. Elle se décide à vérifier la véracité des jets de lumière sur le ciel de plâtre. Elle rabat en diagonale l'étoffe qui la recouvre et tire des jambes fourmillantes jusqu'au sol.
Bien que grelottant, elle s'attache à sentir au plus fort ce contact avec la presque-terre-ferme et passe mentalement en revue toutes les parties de ses pieds qui viennent d'entrer en relation avec le "se tenir debout" : la plante des pieds, légèrement écrasée, les doigts, comme reposant sur des coussins, et les talons dont l'os avait émis un petit choc sourd. Puis, les deux pieds nus, elle se lance vers la haute et large découpe sur l'extérieur. Le pied droit arrive en premier, rapidement rejoint par le gauche. En signe de non-rancune ce dernier se frotte soyeusement sur le mollet tribord puis s'ancre à son tour dans le sol. Dans un effort mesuré les deux battants de verre et de bois pivotent vers l'extérieur de l'extérieur. tel un méticuleux déshabillage, les deux mains ôtent successivement les différents vêtements de nuit qui la séparent du jour. Comme un dernier linge qu'on dégrafe, les volets pivotèrent lentement dans le vide, vers l'intérieur de l'extérieur quant à eux. La chaleur des rayons ultra-jaunants frappe instantanément l'ensemble de son corps et encore une fois, elle ne peut s'empêcher de croire qu'en ces instants de démarrage quotidien. quelque chose la rapproche de l'acte amoureux. Elle ne sait qui du jour ou d'elle vient de pénétrer l'autre, et si l'air léger et froid qui la caresse est une amitié marquée ou une incitation plus libertine.
Ces levers photo-électriques ressentis comme des viols la laissaient cependant sans voix ni cris. Etait-elle consentante, avait-elle vraiment le choix, pouvait-elle différer le chant du soleil de sa propre cadence ? L'intérieur de l'extérieur semblait battre d'un pouls lent et irrégulier, ce qui la rassura : cela était donc bien vivant. Plantée devant la "plaie de lumière", sur ses deux jambes aux arcs parfaits, elle laisse cet être mystérieux la toucher, lui parler de son vrombissement incertain, musique d'un dehors mystérieux.
Elle se concentre alors sur son corps, ce corps nu qu'elle cache pour moitié sous un tissu de couleur claire. Les yeux scrutant dans le ciel rouge des paupières fermées, ses paumes clissent doucement sur le coton, effectuent une rotation sur le dôme de l'épaule, épousent doucement la forme d'un sein tombant, avant de descendre sans obstacle jusqu'aux hanches et aux cuisses. Elle sent qu'une énergie l'emplit peu à peu, telle une batterie qu'on rechargerait, et cela lui procure un bien-être immense.
Elle ne peut pas quitter sa position de morte autrement que par cette étape. les nuits l'assomment d'une angoisse et d'une fatigue contre lesquelles il lui faut lutter ensuite. Lorsque s'endormant elle n'ose se croire à l'abri de l'obscurité, elle totalise le nombre de secondes dont elle a pu profiter ce jour. Recommençant inlassablement le compte, elle prie pour que lui soit donné le bonheur d'en compter d'autres encore. Et quand bien des rêves plus loin quelques nains malins viennent la tirer à la surface de la conscience par des volées de grelots lointains, il lui faut faire un effort gigantesque pour pénétrer la vie. Le froid des courants profonds la saisissent et bien que couverte, telle une enfant fiévreuse, elle se met à transpirer. Elle s'enroule dans d'épaisses couvertures brunes qu'on a bien voulu dans la nuit étendre sur son corps blessé, dans l'attente de secours possibles. Et tentant de calmer sa respiration, les mètres cube d'air contenus dans la pièce lui donnent un répit d'oxygène.
Long comas qui s'éloigne au pas de la nuit, la vie irrigue peu à peu plus de canaux de son cerveau, la ramenant progressivement vers le présent. Alors seulement elle ouvre les yeux, et les lourds rideaux de chair se mettent en branle pour laisser la place à la rencontre avec le diurne.
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